mardi 26 juin 2012

Une belle oubliée...

Je viens de découvrir cette chronique d'Angelo-Rinaldi-de-l'Académie-Française sur Marc Bernard, datée de 2004 (!) et qui m'avait échappée au moment de la réédition dans la collection L'imaginaire (Gallimard) de Vacances, livre initialement publié chez Grasset. Je n'ai d'ailleurs jamais bien compris pourquoi Gallimard est allé récupérer ce livre chez son concurrent alors que tant de livres de Marc Bernard sont épuisés chez eux. Enfin si, je sais... Donc, cette chronique de Rinaldi de 2004, intitulée Capri, c'est fini, que l'académicien publia dans Le Figaro et à laquelle il associa un autre (bel) oublié, Frédéric Prokosch, découvert et admiré par Mann, Gide et Camus et grand collectionneur de papillons. Bref, Prokosch et Bernard : deux beaux voyageurs immobiles.
La voici, enfin !

Cette chronique sera des plus mélancoliques. Elle traitera de deux écrivains qui risquent d'être oubliés – un Français, et un Américain très civilisé. Dans l'espoir de la relever, faut-il l'agrémenter d'un peu de latin ? «Habent sua fata liberi», les livres ont aussi leurs destins. Remontent ainsi à la surface, pour la dernière fois, peut-être, Marc Bernard (1900-1983), le prolo autodidacte, de Nîmes, et Frédérick Prokosch (1908-1989), que dans son intérêt on s'abstiendra de qualifier d'aristocrate ou d'esthète : de pareils termes ont une vertu d'épouvantail à moineaux dans le champ littéraire.
Bernard et Prokosch, que la France relie, sont, on l'aura compris, des contemporains qui n'habitent pas la même planète. Sur la sienne, le Nîmois, qui commence par être apprenti pâtissier – n'est-ce pas le meilleur moyen de manger à sa faim et à toute heure ? –, fut, tour à tour, un miraculé et un malchanceux. A-t-on idée d'obtenir le prix Goncourt une année – 1942 – où les Germains prolongent leur stationnement en terre gauloise et où le papier est rationné ? En conséquence de quoi, il n'est vendu que 10 000 exemplaires de Pareils à des enfants. Va-t-il, la saison suivante, en quête de nourriture, se réfugier dans le Limousin ?
Il sera à deux kilomètres d'Oradour-sur-Glane ; avec sa femme qui est docteur ès lettres et juive autrichienne en cavale. Il réchappe de peu au massacre. Else Reichmann sera l'inspiratrice de la plupart des livres suivants. Cherchez (1) La Mort de la bien-aimée. C'est Philémon et Baucis, un chef-d’œuvre de cet amour conjugal qui est modérément célébré. L'histoire d'une passion sans retour, où n'entre aucune mièvrerie.
On lira avec beaucoup de plaisir la préface inédite de Roger Grenier, qui trouve à satisfaire dans le récit de la vie de l'auteur ce goût pour les ingénus et son sens du dérisoire des choses, qui le mettent au premier rang des nouvellistes. Il est de plain-pied avec les personnages qui, tel Mr. Magoo du dessin animé, marchent le long du toit, sans remarquer le vide à leurs pieds, obstinés à ne voir que les étoiles au-dessus de leur tête. Quelles lectures, quels hasards – à moins que tout ne soit grâce, ce qui rendrait bien vain notre labeur – façonnèrent le style simple de Bernard, tout imprégné de poésie et qui est au service de l'observation du «menu peuple», dans ses grandes infortunes et ses petites joies, avant la guerre.
Des faubourgs où campent les Gitans, en passant par le boulevard Sébastopol, qu'arpentent les filles, la Rhénanie occupée où il est soldat, et la Catalogne où ce militant de Radio Madrid, une sorte de Bernard Pivot du moment, manque d'être fusillé par les siens. Depuis une heure, la cigarette au bec, il contemplait la mer au bout des Ramblas. Ne serait-ce pas un espion ?
Employé d'un droguiste, garçon de course, cheminot – quand il n'était pas chômeur – et devenu secrétaire de rédaction, un jour, soudain, il décida de ne plus travailler - plus jamais. Ça rimerait à quoi d'être un artiste si l'on allait au bureau ou à l'usine, alors qu'il y a tant à faire avec le dictionnaire des synonymes et l'observation des «merveilleux nuages» que Baudelaire préconise comme sport principal ? La pauvreté plutôt que l'aliénation. Bernard l'anarchiste, mais au fond très proche de l'esprit franciscain, cite le Christ disant des oiseaux : «Ils ne tissent ni ne filent...» Afin de suivre ce conseil, il prit ces «vacances», dont quelques-uns des épisodes sont racontés ici. On le retrouve en pilote d'un yacht qui transporte les touristes de la Côte d'Azur jusqu'aux îles de Lérins. Après quoi, ayant gagné une gueule de loup de mer et évité de justesse un Titanic local, le voilà de nouveau sur les routes. «Les ruines et les morts s'effacent, mais les images de l'eau vive, des peupliers miroitants et quelques voix humaines qui nous ont aidés à ne point désespérer, demeurent au plus secret de nous.» Au public maintenant de les entendre, et de remercier Gallimard, qui alimente ainsi l'une de ses plus élégantes collections en trésors de son propre fonds.

L'un de ses confrères, non moins avisé, remet en circulation les souvenirs de Prokosch, livre épuisé depuis sa publication en 1983. Un Américain, ce fils d'un professeur autrichien dont l'enfance, au Texas, fut bercée par les contes de Grimm, ce futur étudiant de Cambridge qui, à peine sorti de l'université, entra dans la carrière par un coup d'éclat. Il peignait avec véracité une Asie où il n'avait jamais mis les pieds. N'allait-il pas préférer le tennis ?
Il avait un physique à la Cary Grant, qui se rencontre assez peu, hélas ! Parmi les hommes de lettres. Notre ami Constantin Jelenski, qui porta, comme lui, l'uniforme américain, à Rome, en 1945, le décrivait volontiers descendant de sa limousine, à la hauteur de l'hôtel Hassler, en haut de la Trinité des Monts. Simoun et Sirocco, ses deux chats siamois, l'avaient précédé, et, déjà, devant le comptoir de la réception, attendaient l'ascenseur. En familiers des lieux. Prokosch collectionna d'abord les corps, et, certain que c'eût été déchoir au fil des ans que d'être un vieux beau qui en cherche de jeunes, il se consacra à l'étude des papillons. Ils laissent au bout des doigts autant de poussière que les affaires de cœur - si c'est le mot -, mais elle est plus dorée... Pour finir, il se mit à tirer le portrait des gens. Comme on comprend la méfiance des primitifs, devant les photographes, la crainte qu'en les reflétant trop bien on ne leur dérobe une part d'eux-mêmes. Si Joyce, lady Cunard, Malaparte, Malraux, Somerset Maugham, Gide, T. S. Eliot et tant d'autres, avaient su, s'ils avaient soupçonné chez le gentleman une cruauté si douce...
Comment définir l'art de Prokosch, si l'art que l'on parvient à définir, cesse, par là même d'en être un ? Essayons malgré tout : une certaine distance à l'égard du sujet, une certaine façon de l'installer, en douce, dans la vitrine, de placer entre lui et le lecteur une glace pour qu'en surimpression, s'ajoute un reflet du couchant, à l'heure où les ombres s'allongent comme dans les tableaux de Chirico. Oui, peut-être... Et tout ce monde assez mondain, plutôt génial dans l'ensemble, délicieusement sophistiqué, de vieux messieurs qui furent jeunes – c'est une étape impossible à économiser –, attrape un air d'éternité. Tandis que Simoun et Sirocco, suivis de Frédéric, qui ont laissé la marque de leurs griffes sur les visages, repartent à la chasse. En Hispano-Suiza et en direction de Capri, le quartier général, paradis que connurent par le passé deux grands démocrates, Tibère et Lénine.
Sur le bord de la route, on agite un mouchoir, on se force à sourire, et l'on n'en pense pas moins : adieu.

Vacances de Marc Bernard L'Imaginaire/Gallimard 238 p., 7,90 €.
Voix dans la nuit de Frédéric Prokosch traduit de l'anglais par Léo Dilé, Phébus, 20 €.

dimanche 24 juin 2012

"Là où le gel est inconnu"

Tel est le très beau titre du texte inédit de Marc Bernard que vient de publier la non moins belle revue Théodore Balmoral, dirigée par Thierry Bouchard (lire aussi ci-dessous). Ce récit d'une vingtaine de pages est sans aucun doute le tout dernier texte écrit par Marc Bernard avant de s'éteindre, le 15 novembre 1983 à Nîmes. Bien évidemment, la bien-aimée Else est omniprésente dans ce texte d'une tonalité plus crépusculaire, si l'on se réfère au livre que les éditions Gallimard publieront au lendemain de sa disparition, Au fil des jours, un véritable paquet de notes que son ami Roger Grenier eut le talent de mettre en ordre. Ce texte met aussi en exergue la relation curieuse que Marc Bernard noue avec le monde en ses derniers instants. Selon son propre aveu, il se sent de plus en plus expulsé de la réalité. Avec quelle minutie il décrit sa vision des objets, et même des murs, qui l'entourent (alors qu'il est encore sous l'effet d'une anesthésie), voire son obsession du proton... Outre ce récit de Marc Bernard, le n°68 de la revue Balmoral propose notamment une pièce de la femme de lettres et résistante Charlotte Delbo : Les hommes. Trois écarts expérimentaux de Jacques Réda, Les graines de lecture de Bernard Baillaud, lequel édite courageusement les œuvres complètes de l'ami Paulhan chez Gallimard, ou encore un entretien avec Gilles Ortlieb autour d'un écrivain précieux : Jean Forton. Bref, Marc Bernard est bien entouré ! On peut trouver ce numéro dans les bonnes librairies, mais plus sûrement en écrivant à la revue : theodore.balmoral@wanadoo.fr (21 €). De la littérature que c'est (vraiment) la peine !